
Françoise arrive, épuisée, une heure après l’heure de notre rendez-vous. Elle est là pour me partager sa vie, son histoire. Au premier regard, je pourrais croire qu’elle a traversé tous les obstacles pour venir jusqu’ici. N’est-ce pas d’ailleurs la vérité ?
De ses deux sacs, trop lourds pour elle, elle sort d’abord son téléphone, l’air dépitée : Elle n’a plus de crédit et ne pouvait pas me rappeler. Elle me raconte ensuite ses rendez-vous manqués aujourd’hui. Ou était-ce hier ? Celui avec cet hôtel, dans le Sud de Lyon : Pôle Emploi l’envoyait là-bas, car ils cherchent une femme de chambre. Mais c’est trop loin pour elle ! Comment y aller ? De toute façon, elle a raté l’entretien. Elle voudrait bien les rappeler mais ne sait plus le numéro. Alors Françoise a peur qu’on lui coupe le RSA. Il ne faut pas surtout…
Et puis il y a son rendez-vous raté avec cette dame de la Maison de la Métropole. De mon téléphone, elle la rappelle et s’excuse de n’avoir pas pu venir il y a deux jours : « J’ai été hospitalisée. Ma santé est fragile. » explique-t-elle. « A l’hôpital, ils m’ont dit que je ne buvais pas assez, mais je n’ai pas le temps de boire, moi ! Il y a tant de choses à gérer ! »
Françoise connaît la rue depuis 30 ans maintenant et elle est abîmée par cette vie de galère. Oui, elle a bien eu des appartements, mais ça n’a jamais duré. « C’est des problèmes d’entente » me confie-t-elle. Alors, toutes ces années, elle a dormi où elle a pu : dans des MJC, à l’hôpital, dans les sas d’entrée des banques, ou aux lavomatiques… Depuis un an, elle a enfin trouvé refuge chez une amie de la paroisse. Bien sûr, c’est mieux que la rue, mais elle n’aime pas dépendre de quelqu’un. Et elle sait bien qu’elle ne peut pas vivre chez les autres, comme ça, éternellement.
Françoise a 56 ans. Elle a déjà eu des emplois : Dans les espaces verts… En blanchisserie… Femme de chambre… Plusieurs fois, ça l’a sorti de la rue. Mais la vérité, c’est qu’elle ne comprend pas : « A chaque fois qu’on essaie de s’en sortir, il y a quelqu’un pour nous mettre des bâtons dans les roues. C’est de la sorcellerie à ce niveau-là. Pourquoi je me retrouve toujours à la rue ? »
Elle se souvient de son enfance. Son père était absent, et sa maman, ayant un handicap important aux yeux, ne pouvait pas l’élever. Alors c’est elle qui s’occupait de son petit frère… et même de sa mère.
Des années plus tard, les services sociaux ont d’ailleurs placé ses enfants pour ce motif. Ils ont dit à Françoise que sa mère lui prenait trop de temps. Françoise avait déjà perdu un bébé, décédé accidentellement à l’âge de 2 mois, alors ça a été dur ces placements. « Je tenais à mes autres enfants. » s’attriste-t-elle… « Heureusement que la famille d’accueil était bien ! Je ne leur reproche rien ! … Sauf cette fois où ils sont partis en vacances en Italie sans me prévenir. C’était mon enfant quand même ! J’avais le droit de savoir ! »
C’est vrai que c’était dur pour elle ces temps de visite, où l’heure c’est l’heure… 30 minutes et puis c’est tout… « Ça se dit protection de l’enfance, mais c’est comme ça que vous protégez les enfants ? » s’indigne-t-elle. Françoise ne leur montrait pas qu’elle était triste.
Mais elle est fatiguée. Presque au milieu de la phrase, et malgré la force de son récit, ses yeux se ferment : Elle s’endort. Ce n’est qu’après un café que nous reprenons le fil de la discussion.
Avant tout, elle regarde son téléphone. Elle doit rappeler sa fille, celle qui habite à Pau. Elle voudrait tant faire ce long trajet en car pour aller la retrouver, et voir ses petits-enfants. Mais quand pourra t-elle y aller ? Tout est si compliqué…
« Je voudrais être comme tout le monde. » soupire-t-elle « M’occuper de mes enfants, de mes petits-enfants… C’est pas facile avec eux, mais je les aime. Ils me reprochent beaucoup de choses, mais c’est pas leur faute. »
Elle voudrait aussi rappeler son fils : il a essayé de la joindre plusieurs fois : il doit avoir besoin d’argent. C’est un adulte maintenant, mais depuis quelque temps, il est devenu violent. « Il a la haine contre la société » s’inquiète Françoise. « Il est capable de faire n’importe quoi. Il a tout cassé dans son appartement… Il faudra qu’il s’explique avec l’organisme HLM… » Françoise se demande ce qu’elle peut faire pour lui. Lui donner 20 euros peut-être ? Après tout, elle est sa mère, c’est son rôle de l’aider. Et même s’il est violent ? Et même si elle n’a rien ? Elle ne sait pas. Elle ne sait plus.
Plus jeune, Françoise aussi a eu une période empreinte de violence. « A force de connaître la rue, la misère, j’avais de la rébellion en moi. Je voulais me bagarrer. Il fallait que je m’exprime. » C’est finalement sa foi en Dieu qui la sort de cet engrenage, lorsqu’elle entend un jour une voix lui dire : « Qu’est ce que tu fais là ? Ce n’est pas ta place! ». Par la prière, Françoise parvient à s’apaiser.
« Je prie beaucoup. » explique-t-elle. « Si je prie pas, je suis foutue. Si j’ai pas Dieu, je suis rien. Et ma croyance envers le seigneur me permet de ne pas être égoïste. De partager avec l’autre. »
Françoise repense aux deux hommes qui ont partagé sa vie. Son premier mari avait un problème avec l’alcool. « Mais je ne lui en veux pas » ajoute Françoise. « Lui aussi, il a eu un parcours difficile. ». Le deuxième était bipolaire. Hospitalisé en hôpital psychiatrique, il est devenu violent. Françoise a bien essayé de dire aux soignants que son mari n’était pas comme ça d’habitude, que c’était les médicaments. Mais ils n’ont rien fait pour arrêter. « Ils sont pas assez à l’écoute des patients dans ces hôpitaux. » Françoise trouve ça inadmissible.
C’est important pour elle de parler de tout ça. Elle a même fait du théâtre à ce sujet. Son sourire doux s’illumine lorsqu’elle parle des ateliers de slams, d’écriture, de chorale ou de théâtre, qu’elle a pu suivre avec les associations qui la soutiennent. « Ça me permet de m’évader de mes soucis, de mes problèmes. » … Et de faire passer des messages importants.
Alors oui, je peux dire que Françoise a traversé tous les obstacles pour venir à ce rendez-vous : « Des choses terribles » me dit-elle. Mais en s’exprimant, elle a pris sa place. Et de sa parole, riche et généreuse, naissent de précieux enseignements.
Françoise tient à remercier La Maison de Rodolphe (anciennement appelé Relais SOS) : « Ils m’ont bien remonté le moral. Ils m’ont fait faire des ateliers théâtre, des ateliers d’écriture, pour que je reprenne goût à la vie. J’oublie pas tout ce qu’ils ont fait pour moi ! »
La Maison de Rodolphe, gérée par le Foyer Notre-Dame des Sans-Abri, est un centre d’hébergement et un accueil de jour destiné à aider les personnes isolées, les hommes avec chiens et les familles en détresse à retrouver leur autonomie personnelle et sociale. A titre d’exemple, au mois de juillet 2021, 259 personnes ont pu se rendre à l’accueil de jour.

Pour en savoir plus sur cette association : www.fndsa.org